Rencontre avec Matthieu Duperrex

Il explore le paysage féral le 4 juin dans le cadre du cycle "Recherches à découvert".

Rencontre avec Matthieu Duperrex

Trouver une manière sensible d’aborder l’esthétique de l’Anthropocène, interroger le devenir du paysage dans les arts visuels en écho aux écrits de l’anthropologue Anna Tsing sur les ruines du capitalisme… C’est avec cette ambition que Matthieu Duperrex, artiste et philosophe, a entamé une résidence de création à la Gaîté lyrique en vue d’une restitution publique le mardi 4 juin dans le cadre du cycle “Recherches à découvert”. Pour ce faire, Matthieu compte croiser ses travaux de thèse (Arcadies altérées, Territoires de l’enquête et vocation de l’art en Anthropocène) et un récit littéraire récemment publié aux éditions Wildproject, Voyages en sol incertain.

Vous dirigez le collectif artistique Urbain, trop urbain, mais vous êtes aussi chercheur et auteur. Votre conférence le 4 juin portera sur le « paysage féral » : comment pouvez-vous le définir ?
Féral se dit généralement d’un animal qui a quitté la condition domestique, s’est « réensauvagé » pour ainsi dire. Mais si l’on suit l’anthropologue Anna Tsing, qui élargit d’ailleurs l’expression à tout type d’organisme – dont les végétaux, les bactéries ou virus –, il y a deux polarités à cet affranchissement des non-humains vis-à-vis de l’univers de contrôle des humains. L’une peut être considérée comme positive dans notre relation à l’environnement : un délaissé urbain, une friche, se revitalise, des végétaux et des animaux reconquièrent d’anciens sites dévastés par l’exploitation productiviste des humains, comme les mines par exemple. L’autre développement féral est négatif ou du moins dangereux pour un certain nombre d’existants. Ce sont par exemple des pestes ou agents pathogènes (le phytophthora par exemple) qui se sont développés grâce à la mécanisation et à l’industrialisation agricole et qui contaminent de nouveaux territoires d’élection à la faveur de la globalisation des échanges.
La thèse de Tsing, que je partage, est qu’il faut s’intéresser de près aux processus féraux comme étant nécessairement liés aux expressions sociales et économiques de la vie humaine – notamment avec le capitalisme comme catalyseur de ces processus –, et caractéristiques de ce qu’on appelle l’Anthropocène. Or cela mérite que l’on considère des paysages et des infrastructures en tant qu’ils sont porteurs de cette lutte dialectique entre la maîtrise, la puissance d’ingénierie des humains, et les effets féraux au sein des existants non-humains et des milieux.

 

Mais lorsque vous parlez de paysage féral, il ne s’agit pas tant de convoquer les sciences de l’environnement, la biologie voire l’anthropologie, que de faire appel à l’art et à la culture visuelle ?
Exactement. Comme on le sait, le paysage est une représentation culturelle, c’est l’une des manifestations historiques, sensibles et artistiques par lesquelles les humains expriment leur écoumène, leur milieu habité. Il n’y a pas toujours eu d’art du paysage et il n’y a pas de sentiment paysager dans toutes les civilisations, Philippe Descola et Augustin Berque sont très clairs sur cette question. Ce qui m’intrigue pour ma part, mon sujet de recherche en somme, c’est comment la féralité d’un paysage n’est pas qu’une question environnementale ou d’anthropologie au-delà de l’humain, mais aussi une question esthétique. Mon programme de recherche est avant tout esthétique et j’ai une pratique d’artiste-auteur depuis laquelle je me familiarise aux enquêtes des sciences humaines et des sciences de la Terre.

Ce programme inclue-t-il les « arcadies altérées » qui ont fait l’objet de votre thèse en arts récemment soutenue à Toulouse ? Qu’entendez-vous par cette expression ?
Le paysage « altéré » ou « abimé » par l’homme est pour ainsi dire une catégorie artistique consacrée, tout du moins dans la photographie, depuis les années 1970 (le mouvement New Topographics). Cela vient d’une rejet des paysages « pittoresques », romantiques et dont l’être humain est prétendument absent, les paysages naturels grandiloquents incarnés entre tous par l’œuvre d’Ansel Adams. Par contrepied est née une culture visuelle qui a promu tout ce qui avait été précédemment recadré et éliminé des photographies de paysages, les espaces intermédiaires (in-between) tels que les parkings, les bâtiments industriels, les silos, les lotissements, les centres commerciaux, les passages souterrains.
Ce geste esthétique est bien sûr fondamental, mais l’art contemporain a ouvert bien d’autres voies de sensibilisation écologique, notamment au travers des motifs de l’enquête, ce dont je traite dans ma thèse. Pour baptiser ce geste, j’ai choisi d’exhumer le vieux thème de l’Arcadie (décrite par Virgile et peinte par Poussin notamment) pour sa relation au mythe de fondation, à l’originaire, aux rituels, toutes choses qui me semblent essentielles à la pratique artistique. Oui, les « arcadies altérées », en tant que lieux de résistance et de création contre la ligne de mort du capitalisme ont bien sûr affaire, de façon privilégiée, à la question du paysage et de sa rénovation esthétique dans le contexte du désastre écologique. Pour le dire simplement, ce qui m’intéresse, ce sont les processus par lesquels la création artistique peut désigner les diverses altérations qui forment l’économie sensible de l’Anthropocène :

  • l’altération comme précarité de notre condition et de nos ajustements à l’environnement,
  • l’altération de la relation à « la nature », contaminée par les hybrides,
  • l’altération du schème de représentation/perception dans lequel on a placé sa confiance pour évaluer la situation (puisque l’Anthropocène est complexe et hors échelle),
  • l’altération des temporalités instituantes du pacte social et de leurs prises sur le monde réel, avec ce doute quant à l’allure de ce qui est en fait une conduite « réaliste » aujourd’hui…

C’est pour cela que la féralité mérite d’être explorée : c’est un processus d’altération.

Le débat sur l’Anthropocène, période géologique qui serait tout principalement le fait des humains, peut vite devenir polémique et technique. Comment se familiariser avec ces notions ?
Des cycles comme celui-ci, justement, les « Recherches à découvert » où un chercheur peut risquer des hypothèses et rencontrer le public, mais aussi la fabuleuse programmation du cycle « Ce qui dépend de nous » sont des médiations essentielles selon moi. Je me réjouis de cette vitalité des humanités écologiques qui se manifeste tant dans ce type de manifestation que dans l’actualité éditoriale française. Nous avons la chance de voir paraître régulièrement de nombreuses et belles choses de la part des éditions de La Découverte, de Zones Sensibles, des éditions Dehors ou Wildproject – je n’arrive d’ailleurs plus à tout lire ! Mais vous avez raison, il y a encore beaucoup à faire pour sortir des exposés techniques et des débats abstraits, et trouver une esthétique dans les deux sens du mot : rendre sensible à ce qui arrive, produire du beau. C’est cet exercice que je tente dans mon récent livre et je peux témoigner que ce n’est pas facile. Mais c’est une autre histoire !

Exploration du paysage féral, dans le cadre du cycle Recherches à découvert, mardi 4 juin à 19h00.


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